Par Claudette Cormier

mardi 10 décembre 2013

Le Faucon gerfaut, prince de l'Arctique

Nous sommes samedi le 7 décembre 2013. Germain est déjà levé et il s'affaire à observer les oiseaux qui sont aux mangeoires. Bien... les deux Juncos ardoisés sont présents ainsi que les autres espèces d'oiseaux, régulières dans notre petit patelin : Mésanges à tête noire, Sittelles à poitrine rousse, Pic chevelu, Pic mineur et... « Clo? Je crois que je viens d'apercevoir un Tarin des pins! » Germain m'avise d'un ton pressant. Les yeux petits et le cerveau encore un peu embrumé, je me dirige vers la porte d'entrée pour le rejoindre avec mes jumelles en main. Pendant qu'il ausculte chacun des Chardonnerets jaunes qui viennent d'arriver pour retrouver le supposé tarin, j'étais sur le point de lui dire, comme le dit si bien avec un air taquin notre ami Hugues Simard de La Baie, qu'il manquait un peu de terrain. C'est une façon amicale de dire entre nous que « je crois que tu t'es trompé ». Et bien non. Il avait raison. Germain a retrouvé ce satané tarin qui tente de prendre le contrôle d'une mangeoire en donnant des coups de becs aux chardonnerets. C'est bel et bien un tarin.

N'ayant pas encore déjeuné, j'ajoute de l'eau dans la bouilloire pour faire mon café instantané du matin. Pendant que l'eau commence à chauffer, je me dirige vers la porte-fenêtre et je jette un oeil dans le télescope afin de faire une première ronde afin d'observer des espèces aquatiques dans l'entrée du fjord. Devant la résidence ces jours-ci, le yo-yo de la météo fait que la baie gèle et dégèle à répétitions. Aujourd'hui, tout est à l'eau libre. Puis, j'entends l'eau qui s'échauffe davantage dans la bouilloire, mais elle ne siffle pas encore pour le moment. J'ai encore du temps pour effectuer de la recherche d'oiseaux au télescope.

La vue à partir de la porte-fenêtre


La flèche littorale au loin lors de la marée descendante

J'effectue un scan sur les rochers de la flèche littorale. Soudain, je m'immobilise. Il y a un oiseau d'apparence foncé ayant une forme ovale posé à mi-flèche. D'un geste vif de la main, je tourne le zoom de l'oculaire au maximum. Tout mes sens m'apparaissent soudainement, le tableau de bord s'allumant en même temps, en rouge. De ma voix, je casse le silence dans la maison : « Hé! Germain, vite! Viens voir! Je crois que j'ai un gerfaut! » J'entends le froissement des vêtements de Germain. Il prend ma place et regarde l'oiseau dans l'oculaire. Pendant qu'il l'observe, je débranche l'alimentation électrique de ma bouilloire. À peine avais-je tourné le dos que Germain s'agitait partout dans la maison claquant les portes des garde-robes. D'un pas pressant, il se change, prend au passage ses optiques et sa caméra dans le but d'aller à la rencontre du rapace. C'est que l'oiseau de proie est situé à deux kilomètres de notre résidence et ne peut être photographié proprement dit de notre maisonnée. Sans avoir eu l'occasion de déjeuner, voilà que Germain est parti à l'aventure. Moi, je reste à la maison, car je ne suis pas prête.

Je retourne au télescope et observe tous les détails possible du rapace. De temps en temps, je fouille aussi les eaux du Saguenay pour repérer des canards de mer : « Garrots à oeil d'or... oui...  Ah! Voilà la bande de Grands Harles au large de la flèche. » Un coup de télescope sur la pointe à Gonie le long du rang Saint-Martin à Chicoutimi me révèle la présence d'un Pygargue à tête blanche adulte posé sur son Pin blanc favori. Comme à l'accoutumé, celui-ci attend que la marée commence à descendre pour effectuer sa chasse le long des battures. Je reviens ensuite au Faucon gerfaut. Oh! Le rapace s'étire les ailes. Ça, ça veut dire qu'il a l'intention de s'envoler. Comme de fait, le gerfaut part comme une balle et longe la flèche littorale en se dirigeant vers la route Tadoussac, non loin de Germain. Bon... puisque l'oiseau est disparu de mon champ, je retourne à ma bouilloire et la rebranche dans la prise. Comme l'expression dit par mes camarades ornithologues, je suis encore dans mon linge mou et m'aligne pour prendre mon café matinal. Le matin, j'aime bretter et prendre mon temps.

« DRING! DRING! » le téléphone retentit dans la maison où le silence régnait en maître. C'est Germain au bout du fil. De sa voix un peu essoufflé, il lance : « Clo! Habilles-toi! Je vais aller te chercher. Le gerfaut est posé sur les battures sur le bord de la route ! » Pour une deuxième fois, je débranche la bouilloire. Puis je file illico dans ma chambre. Bing! Bang! Les portes des garde-robes s'ouvrent brusquement, les pyjamas s'envolent sur le lit, je cours chercher ma caméra et mes jumelles et j'enfile mon linge d'hiver . Je suis en train de mettre mes bottes lorsque Germain est déjà devant la porte d'entrée et m'attend. Oh, ciel! Je n'ai pas eu le temps de prendre mon café. Que c'est cruel!


Le Faucon gerfaut sur la flèche vu par Germain (photo de Germain Savard)


Le faucon s'envole (photo de Germain Savard).

Nous voilà partis pour les battures ! Rendus près de celles-ci, Germain stationne la voiture du côté opposé de la rivière Saguenay, en face du marais de Canards Illimités. Il me dit de me pencher pour aller vers le gerfaut que nous voyons posé sur un rocher près de la route Tadoussac. Il me laisse y aller tout seul afin d'augmenter mes chances de le filmer. Le corps replié à l'Indiana Jones pour me cacher, la caméra dandinant au cou, je traverse le boulevard. Bordel! Il fait extrêmement froid aujourd'hui. Le vent est cinglant. Ça va être dur pour les mains et pour la manipulation de la caméra. Accroupie sur l'accotement, mes poignets sont accoudés sur le garde-fou en métal. Mon corps lui est blotti contre des amoncellements de glaces durs laissés par la charrue et qui me rentrent dans l'estomac. Une fois stabilisée, je me mets en mode vidéaste et commence à filmer le faucon. Pendant ce temps, Germain attend dans la voiture. Lui, il sait ce que je fais, mais les dizaines de véhicules qui passent près de moi à un mètre à peine regardent eux la motte rose vive (mon veston) qui git au sol. Se faisant, ils ralentissent un peu leur course pour finalement réaliser que c'est quelqu'un qui fait là une chose très bizarre. Il me semble de les entendre dire à leurs copains : « Hé, les mecs! J'ai vue une folle sur le bord de la route ce matin qui était couchée et qui ne bougeait pas... »

Les battures cette journée-là


Le Faucon gerfaut aux abords de la route


Le faucon dans toute sa splendeur (photo de Germain Savard)

Malgré le trafic lourd, je me concentre et me coupe du bruit et des regards inquisiteurs des voyageurs. Dès cet instant, l'univers nous appartient, le Faucon gerfaut et moi. Nous sommes maintenant seuls au monde. Pendant que je prends des clips, je l'admire. Son plumage est de couleur gris acier foncé. Le corps robuste, son plumage est gonflé pour se parer du froid. D'allure calme sur son rocher, il n'est aucunement nerveux. De temps en temps, il tourne légèrement la tête pour vérifier ce qui se passe dans son environnement. Lui, il est relaxe, mais moi, non. Je suis devant l'une de mes espèces préférées dans le monde ailé. Après l'Aigle royal, c'est mon deuxième favori. Mon coeur bat la chamade devant cette royauté qui est tout près de moi et que je considère comme un prince de l'Arctique. À genou à ses côtés, je succombe par sa beauté et sa noblesse. Oh! Il me regarde! Oui! Le gerfaut à daigner me regarder, un cadeau pour moi toute seule! À cet instant, je lui cède mon âme. Ah! Ses yeux vifs et acérés m'ont électrisé, foudroyé sur place! C'est la première fois qu'un gerfaut fait contact visuel avec moi. Dans l'intimité de mon être, je communie avec lui, le salue et lui dis qu'il est magnifique. Il s'agit d'un moment très spécial pour moi. On aurait dit que le temps s'est figé pendant quelques secondes ou quelques minutes, je ne sais trop.

 Le Faucon gerfaut aux aguets (vidéo de Claudette Cormier)


Le faucon au regard princier (vidéo de Claudette Cormier)

Aie! Mes doigts me font mal. Le vent glacial me pétrifie. Je sors du cocon douillet de mon esprit et revient brusquement à la réalité du froid. À côté de moi, j'entends les pas de Germain, les bottes faisant craquer chaque morceau de glace sur la chaussée. Il s'accroupie près de moi et installe le télescope. Les mains jointes portées sur ma bouche, je souffle de l'air chaud sur celles-ci en espérant les réchauffer. Germain m'invite à  regarder le rapace au télescope. Ouf! C'est le coup de grâce! J'ai beau être amoureuse de Germain, mais là, il a un sérieux prétendant! Trônant sur son rocher en contrôle de lui-même, le maître gerfaut inspire le respect. Tour à tour, nous l'admirons tout en étudiant son plumage. Pour nous c'est un véritable cadeau puisque habituellement, cette espèce se voit souvent de très loin et ne demeure pas en place très longtemps.

Le faucon érige soudain son corps et hoche de la tête. Je prends aussitôt un clip, car je me doute qu'il va s'envoler bientôt. Dans les secondes qui suivent, il défèque et d'un élan explosif, il s'envole en direction de l'Anse-aux-Foins. La cadence de son vol est régulier, mais vous dire la puissance des battements d'ailes! Il faut le voir de ses yeux pour constater comment ce faucon est puissant et extrêmement rapide lorsqu'il se déplace. Soudain, un groupe de Plectrophanes des neiges s'envole en catastrophe et le gerfaut se pose à nouveau sur un rocher. Cependant, il est loin.


 Le vol du faucon (vidéo de Claudette Cormier)


Le Faucon gerfaut sur le rocher au loin

Les yeux plissés par le vent cinglant, Germain me regarde. Il se penche vers moi et tremblotant, il demande : « Et si on allait déjeuner au restaurant? » Sans me faire prier une seconde de plus, je me lève. Je salive déjà à penser que je vais déguster un bon café bien brûlant tout en me tapant un bon déjeuner avec lui. Cela fait deux heures que nous sommes levés et que nous n'avons rien mangé ou ingurgité. À ce stade, le froid sibérien a eu raison de nous. Les doigts crochis par le froid, les pieds gelés, le corps frissonnant, nous partons avec le coeur réchauffé par cette rencontre inusitée d'un Faucon gerfaut, prince de l'Arctique.